Quelques réflexions sur l'utilisation (abusive) de l'anglais dans la recherche scientifique

Vers une disparition du français "scientifique" ?

Au cours de mes travaux de recherche, j'ai eu souvent des problèmes avec les "intégristes du tout-en-anglais". Ceci m'a marqué d'autant plus que j'ai déjà assisté à la disparition d'une langue. Lorsque je suis né en France, presque tout le monde parlait l'occitan autour de moi. Mais même les gens qui le parlaient parfaitement en avaient un peu honte et me disaient dit: "Ne le parle pas car tu vas faire des fautes en français. Apprends plutôt le français, cela te sera plus utile!". C'était un conseil très justifié car cette langue a quasiment disparu en moins d'une génération!

Depuis une dizaine d'années, j'entends un discours analogue avec une certaine honte du français, surtout dans le milieu scientifique ou des grandes entreprises: "La réunion (entre français) se fera en anglais" et bien sûr, le programme puis le compte-rendu de la réunion sont rédigés en anglais, ... et diffusés à des français seulement! Beaucoup de chercheurs français sont partisans du "tout-en-anglais" et ont inconsciemment honte de leur langue. D'ailleurs nombreux sont ceux qui sont devenus incapables de faire une communication orale en français, sans utiliser une multitude de termes anglais (en "franglais"). Ce qui m'amuse le plus est la grande imprécision qui règne, selon les intervenants,  sur la valeur du genre des nouveaux substantifs (masculin ou féminin, selon le genre du mot équivalent en français que le terme anglais est supposé supplanter), le choix (généralisé celui-là) du premier groupe pour les nouveaux verbes (car sinon la conjugaison serait trop compliquée), et la pronociation "à la française" de ces termes (en simulant même parfois un mauvais accent, pour les plus doués). Le français connaîtra-t-il le même sort que l'occitan? C'est malheureusement à peu près certain dans le domaine scientifique et nombreux sont les étudiants étrangers provenant de pays francophones qui se demandent pourquoi beaucoup de leurs professeurs français publient leurs meilleurs manuels en anglais. Le message reviendra vite dans leurs pays qui eux-aussi suivront le modèle ... français (?) de la préférence de l'anglais (!).

Dans le cadre d'une table ronde associée à l'Assemblée générale de l'AUF (Québec, 19 mai 2001) Charles-Xavier Durand (Université de technologie de Belfort-Montbéliard) a dressé un argumentaire assez complet pour défendre le droit des peuples à travailler, imaginer, créer et communiquer dans leur langue, plus particulièrement en science et en technologie, qui m'a paru très bien construit. Voici quelques extraits que j'ai sélectionnés (le 10 Janvier 2002) sur le site internet: www.voxlatina.com.

Importance des langues maternelles

Le langage est l'expression symbolique de la réalité mais cette réalité est-elle la même pour tous? Si les langues étaient équivalentes, tout serait traduisible. Or, nous savons qu'il est impossible, en général, de traduire les calembours, la plupart des plaisanteries et des jeux de mots. Au-delà de ces observations que tout le monde peut faire, on remarque que les champs sémantiques des mots du dictionnaire ne se recouvrent que très partiellement d'une langue à l'autre.

Une langue correspond en fait à un découpage mental particulier de la réalité. Il est donc facile de voir là l'ébauche de sérieuses différences de perception. Toutefois, cela va beaucoup plus loin comme nous allons le voir. Le simple fait que la langue chinoise classique n'ait pas possédé de verbe "être" a eu pour résultat que la pensée philosophique chinoise a peu de relations avec la philosophie occidentale, qui s'est d'abord conçue de Platon à Heidegger, comme une spéculation sur l'être.

La langue engendre donc bien des représentations mentales spécifiques. Les fonctions du langage ne se limitent pas - comme sont souvent tentés de le croire les linguistes naïfs - aux seules fonctions de la communication dans le sens étroit de ce terme.

Pour la pluralité linguistique

Si les référentiels qu'une autre langue nous offre sont différents de ceux de notre langue maternelle, elle permet de voir les choses de manière non seulement différente, mais peut-être aussi de voir des choses qui demeurent invisibles dans la nôtre. Il s'ensuit naturellement qu'une langue peut prédisposer naturellement son locuteur pour certains types de travaux. Par conséquent, ne serait ce que pour se protéger d'un certain verbalisme philosophique, le philosophe ferait bien d'examiner avec esprit critique les fondements et limites linguistiques de sa pensée.

Il est tout à fait inexact de croire que pour l'essentiel on entre en contact avec la réalité sans le secours du langage et que celui ci n'est qu'un instrument, d'une importance somme toute secondaire, qui nous permet de résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. En fait, le "monde réel" est, pour une large part, inconsciemment fondé sur les habitudes linguistiques du groupe. Il n'existe pas deux langues suffisamment similaires pour que l'on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts et non pas seulement le même monde sous des étiquettes différentes.

Le mot n'est pas en rapport biunivoque avec l'objet. Les structures imaginaires, les relations susceptibles d'être établies entre les mots, suivant une syntaxe précise, atteindront une richesse considérable dont la conscience concrète (celle basée sur les images et que nous partageons avec les mammifères supérieurs) était incapable. Mais cela veut dire aussi que les automatismes qui peuvent résulter de ces associations langagières demeureront le plus souvent dans le domaine de l'inconscient. Depuis la naissance, dans le système nerveux humain vont ainsi s'établir des structures inconscientes, liées au langage, et l'inconscient est alors constitué par ces structures abstraites superposées. La conscience que l'on peut appeler présente, immédiate, ignore évidemment la dynamique ayant présidé à l'établissement de ces structures superposées. Par le langage, l'individu s'incorpore le monde social et s'y intègre. L'ensemble des langues humaines constitue donc un outil multiforme, multidimensionnel et polyfonctionnel pour appréhender la réalité.

De la même manière que l'on espère faire des découvertes en pharmacologie en étudiant systématiquement les plantes des forêts tropicales, on pourrait vraisemblablement passer en revue les langages de la planète pour déterminer les formes d'esprit qu'ils engendrent et les voies d'exploration de la connaissance qu'ils favorisent. En définitive, nous ne pouvons d'autant plus contribuer au progrès de l'humanité et à l'essor des connaissances qu'en étant la quintessence de nous-mêmes, au coeur de nos langues respectives... En permettant la construction de perceptions différentes de la réalité, la diversité des langues entraîne le progrès car elle favorise la multiplicité des expériences du vécu.

La pluralité linguistique et la diversité ne constituent pas des obstacles à la circulation des hommes, des idées, des biens et des services comme le suggèrent les alliés et les colporteurs conscients ou inconscients de la culture et de la langue dominante. En fait, la standardisation et l'hégémonie sont des obstacles à l'épanouissement des individus et des sociétés... Dans une société qui met en exergue l'innovation scientifique et technique, le multilinguisme est le seul moyen d'amener les hommes au maximum de leur capacité créative en maintenant la diversité des perceptions et des approches visant au progrès.

L'anglais est-il mieux adapté que les autres langues à la rigueur scientifique ?

L'anglais, sur le plan lexical, élargit le champ sémantique, alors qu'un texte scientifique ou technique tend naturellement à le réduire. Par exemple, le mot "design", qui est très à la mode, a un champ sémantique beaucoup plus large - et par conséquent beaucoup plus imprécis - que ses homologues français qui sont, suivant les cas: "dessein", "intention", "projet", "visée", "esthétique", "conception", "élaboration", "création", "construction", "étude", "plan", "projection", "préparation", etc... Même chose pour le mot "kit", qui correspond suivant les cas à un jeu (de pièces), une trousse (de secours), un nécessaire à...? ou un ensemble de...?.

La prolifération de ce type de termes dans les écrits techniques affranchissent le rédacteur d'une obligation de précision, ce qui présente un net inconvénient dans la communication scientifique et technique. Sapir conclut que l'anglais n'a rien de plus simple qu'une autre langue. Sapir écrit "qu'il lui semblera payer bien cher en hésitations et en incertitudes une simplicité de surface et, en fin de compte, l'anglais lui paraîtra plus difficile qu'une langue qui demande l'application de règles nombreuses, mais dépourvues d'ambiguïté ".

Evidemment, l'observation confirme pleinement les propos de Sapir. L'anglais demande en effet, plus qu'une autre langue, un apprentissage "sur le tas", c'est à dire en milieu anglophone natif. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'anglais parlé par ceux dont il n'est pas langue maternelle, qui n'ont pas eu la possibilité de faire de longs séjours dans un pays de langue anglaise, est généralement très mal maîtrisé, en dépit des centaines d'heures d'apprentissage qu'ils ont consacré à son étude. Donc, moins de précision intrinsèque signifie nécessité accrue de complicité culturelle afin de parvenir à la même qualité de compréhension; aussi ceux pour qui l'anglais n'est pas la langue maternelle se retrouvent-ils en position irrémédiable d'infériorité, s'ils n'ont d'autre choix que celui d'utiliser cette langue.

Conséquence: domination anglo-saxonne sur la science...

Dans la mesure où ce sont effectivement les pays anglophones qui déterminent ainsi les normes de "la bonne science", il est donc naturel que la science des pays anglophones apparaisse ainsi "supérieure" à celle des autres. Il est important de noter que les chercheurs étrangers se sont rendus ainsi très vulnérables. Tant que les chercheurs étrangers accepteront consciemment ou inconsciemment cette infériorité structurelle en ayant recours à l'anglais comme outil de description de leur travail, ils ne pourront pas pleinement le valoriser et, par conséquent, solliciteront les conseils de leurs "maîtres" anglo-américains en estimant leur collaboration essentielle. Ils seront prêts à leur communiquer tous les détails de leurs recherches, un peu comme l'étudiant de troisième cycle communique le résultat de ses travaux à son directeur de thèse, pour impressionner favorablement ce dernier qui, bien sûr, a son nom sur toutes les publications, même quand tout le travail d'investigation a été fait par l'étudiant.

En conclusion, tout chercheur qui entreprend de participer à une recherche dans une langue autre que la sienne s'expose automatiquement à demeurer derrière les chercheurs qui font la même recherche dans leur propre langue et qui sont donc en mesure d'exprimer leur pensée avec toute la finesse que seule une maîtrise parfaite de la langue maternelle peut habituellement apporter...

Pour finir (rélexion du même auteur: hors sujet mais pertinente)

Il fut un temps où les scientifiques racontaient sans honte l'histoire de leurs découvertes, même lorsque leurs récits faisaient apparaître la fragilité de leurs prévisions ou l'indécente collaboration de tous les hasards. Ces temps sont révolus et les chercheurs d'aujourd'hui aiment faire croire qu'ils trouvent ce qu'ils cherchent.